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Le travail auquel nous nous sommes voués est la libération de l’imagination en même temps qui sa domestication par la créativité physique de l’homme.
Friedre GINAZ.
Philosophie du Maître d’Escrime.
C’était une nouvelle île du Ginaz. Dans la lumière de fin d’après-midi, des troupeaux broutaient l’herbe des pentes derrière les barrières de blocs de lave noire. Des cabanes de frondes de fougères et de chaume se dressaient dans des clairières où de hautes herbes de la pampa ondulaient sous la brise. Sur les plages de sable fin, les vagues du lagon léchaient les canots. Au large, des voiles dérivaient.
En regardant les bateaux de pêche, Duncan Idaho se souvint de Caladan. Sa planète.
La journée avait été consacrée à des exercices d’arts martiaux épuisants et à la pratique de l’équilibre. Les élèves se battaient avec des couteaux à lame courte sur un terrain planté de bambous épointés. Duncan s’était entaillé la main, mais il ne s’inquiétait pas : la blessure serait cicatrisée avant peu.
« Les blessures valent bien les leçons », avait remarqué le Maître d’Escrime sans la moindre trace de sympathie.
Ils s’étaient interrompus car c’était l’heure de l’appel du courrier. Duncan et ses camarades s’alignèrent sur la plate-forme de bois en face de leur nouveau casernement et attendirent que Jeh-Wu, l’un de leurs premiers Maîtres, distribue les cylindres de messages et les colis non-entropiques. L’humidité transformait ses tresses noires en torsades de laine collante sur sa face d’iguane.
Deux années avaient passé depuis la nuit où, sous la pluie battante, Trin Kronos et les étudiants de Grumman avaient été expulsés de l’École. Selon les rares rapports, l’Empereur Shaddam et le Landsraad ne s’étaient pas mis d’accord sur les pénalités à infliger à la Maison Moritani pour avoir kidnappé et assassiné des membres de la Maison Ecaz. Et le Vicomte Moritani pouvait en toute impunité poursuivre ses démonstrations de force tandis que certains de ses alliés montaient des machinations subtiles visant à lui conférer le rôle de la victime.
Mais, de plus en plus, on évoquait avec admiration le Duc Leto Atréides. Il s’était proposé comme intermédiaire aux premiers jours du conflit, mais depuis, il soutenait sans réserve l’Archiduc Ecaz et avait obtenu des Grandes Maisons qu’elles approuvent la condamnation de l’agression de Grumman. Duncan était fier de son Duc et il aurait aimé en savoir un peu plus sur les événements de la galaxie. Caladan et son Duc commençaient à lui manquer.
Durant ces longues années sur Ginaz, il s’était rapproché de Hiih Resser, le seul Grumman de l’École qui ait eu le courage de condamner les actes belliqueux de sa Maison. Du coup, les Moritani l’avaient désigné comme traître à leur cause et avaient rompu tout lien avec lui. Sa bourse d’étude était à présent assumée par le fonds impérial depuis que son père l’avait publiquement renié devant la Cour du Vicomte.
Duncan lui jeta un regard : il était clair que, comme d’habitude, Hiih n’attendait rien, que jamais plus il ne recevrait de message hors-monde.
— Qui sait, Hiih ? Tu pourrais être surpris. Est-ce que tu n’as pas une amie qui pourrait t’écrire de temps en temps ?
— Au bout de six ans ? Peu probable.
Les deux amis passaient de plus en plus de temps ensemble, à jouer aux échecs-pyramide, au poker inversé quand ils ne se promenaient pas dans les montagnes ou ne nageaient pas dans les vagues violentes. Duncan avait même écrit au Duc Leto en lui suggérant que le jeune Grumman pourrait être un excellent candidat au service de la Maison des Atréides.
Resser, tout comme Duncan, avait été orphelin à dix ans. Il avait été adopté par Arsten Resser, l’un des principaux conseillers du Vicomte Hundro Moritani. Il ne s’était jamais entendu avec son père adoptif, surtout durant son adolescence. Selon la tradition, le jeune rebelle rouquin avait été envoyé sur Ginaz, car Resser était persuadé que la fameuse Académie casserait son caractère têtu. Mais bien au contraire, Hiih Resser grandissait, apprenait et persistait.
En entendant son nom, Duncan s’avança et reçut un lourd colis.
— Des gâteaux de Mélange de ta petite maman, Idaho ? ricana Jeh-Wu.
Aux premiers jours, Duncan aurait été furieux, mais il se contenta de dire :
— Ma mère a été tuée par Glossu Rabban sur Giedi Prime.
Jeh-Wu fut atteint de plein fouet et Resser posa la main sur l’épaule de son ami en lui demandant :
— Des nouvelles de chez toi ? Tu as de la chance que quelqu’un se soucie de ton sort, tu sais…
— Mais j’ai fait de Caladan ma planète après tout ce que j’ai souffert des Harkonnens. La compassion, ça ne s’oublie pas.
D’un geste brusque, il tendit le colis à son ami. L’emballage était frappé du sceau du faucon des Atréides.
— Ça peut être n’importe quoi, tu sais. Garde le ravitaillement – les holos ou les messages sont pour moi, bien sûr.
Rasser sourit. Jeh-Wu continuait sa distribution.
— Tu sais, je vais peut-être le partager avec toi ou non…
— Ne me provoque pas en duel, sinon tu vas perdre.
— Je sais, je sais, fit Hiih avec un sourire discret. C’est évident.
Il déballa le colis avec plus d’enthousiasme que Duncan n’en aurait montré. Il se pencha sur les containers de plass et s’étonna en voyant des tranches orange.
— C’est quoi, ça ?
— Du melon paradan ! s’exclama Duncan. (Il voulut reprendre le colis à son ami, mais Resser le serrait obstinément avec un air sceptique.) Comment ? Tu n’as jamais entendu parler des melons paradan ? Les meilleurs de l’Imperium. Si j’avais su qu’ils m’en avaient envoyé…
Resser lui rendit le colis de bonne grâce et Duncan continua :
— Il y a un an que je n’en ai pas vu. Ils ont eu des problèmes, une sorte de propagation de plancton…
Il tendit une tranche de melon à Resser qui mordit dedans et eut du mal à avaler.
— C’est trop sucré pour moi.
Duncan, alors, ne se retint plus et engloutit trois tranches coup sur coup avant de refermer le container. Il présenta ensuite à son ami quelques pâtisseries de Caladan à base de riz pundi. Enfin, il découvrit trois messages tout au fond, rédigés à la main sur un parchemin qui portait le sceau des Atréides. D’abord, il lut les encouragements de Rhombur, puis une note de Thufir Hawat qui lui disait qu’il attendait avec impatience de le retrouver à ses côtés à Castel Caladan. Et pour finir, un mot de Leto qui s’engageait à prendre Hiih Resser dans sa garde personnelle à condition que son ami soit bien noté sur Ginaz.
Resser eut les larmes aux yeux quand Duncan lui lut ce dernier commentaire et il détourna pudiquement la tête.
— Quoi qu’il advienne de la Maison Moritani, tu auras encore ta place, lui dit Duncan. Qui oserait défier les Atréides, sachant qu’ils ont à leur service deux Maîtres d’Escrime formés sur Ginaz ?
Cette même nuit, il eut du mal à s’endormir sous la vague de nostalgie, alors il sortit dans la nuit avec l’épée du Vieux Duc Paulus et la mania sous la clarté des étoiles, affrontant des adversaires ténébreux. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas vu les mers bleues de Caladan…